La Clef ( 1 / 6 ) : Le Loup

Il est épuisé, l’ascension lui demande ses dernières forces. Les arbres ont fait place à de l’herbe et de la mousse ; quelques plaques de neige font leur apparition. La montagne est comme posée au bord de la forêt. Une colline fait semblant de faire la transition, et ça commence tout de suite à monter. C’est un peu étrange, mais il sait maintenant que ce n’est pas une vraie forêt, ni une vraie montagne. Avec l’altitude, il devrait voir ce qui se trouve au-delà de la forêt, mais quand il se retourne, ce ne sont que des arbres à perte de vue. Avec par endroit quelques éclairs gris. Il se demande si de l’autre côté du col, ça va vraiment être différent.

Il est parti dès le matin, dès qu’elle lui a dit qu’il n’avait que jusqu’au coucher du soleil pour franchir les montagnes. Il suffit de passer de l’autre côté, et il est de retour chez lui. Ça ne lui paraissait pas plus difficile que ça.

Il n’a rien mangé de la journée, mais l’effort lui donne envie de vomir. L’air est rare, et il doit aller chercher chaque bouffée alors que le froid lui brûle la gorge. Cinq pas, une pause, cinq pas à nouveau, une pause. À chaque fois, la pause se fait plus longue, et il craint le moment où elle ne finira plus car il n’aura pas le courage de repartir. Il n’ose pas s’asseoir, se contente de s’appuyer sur son bâton.

Sa montre est arrêtée sur 2h53. Du matin ou de l’après-midi ? De toute façon, elle ne lui dirait pas combien de temps il lui reste jusqu’à la tombée de la nuit. Une merveille de l’horlogerie suisse, un mouvement perpétuel de haute précision, entièrement mécanique. Depuis qu’il l’avait, elle n’avait même jamais perdu ou gagné la moindre seconde. Il en était tellement fier quand il l’avait achetée. Ici, même si elle n’avait pas été arrêtée, elle ne servirait à rien. Sa vanité le fait rire, rire qui se transforme en grande quinte de toux. Il n’a plus de souffle. Que se passerait-il s’il ratait l’horaire ? Le col disparait miraculeusement au coucher du soleil, pour ne plus jamais réapparaître ? Il n’est plus vraiment de sûr de savoir pourquoi il veut tant rentrer chez lui. Elle lui a dit une journée, il a répondu pas de problème.

Un hurlement le rappelle à l’ordre. Derrière, il y a les loups. Plusieurs voix se mêlent en une note unique, qui enfle, déferle sur la montagne, redescend. Des larmes de désespoir lui montent aux yeux. Il ne peut pas faire demi-tour. Il se sent vaciller, tomber, dévaler la pente ; son bâton le rattrape de justesse.

Il doit bien y avoir une vie, de l’autre côté, des choses anciennes qu’il a envie de retrouver, des choses nouvelles qu’il regrette de ne pas avoir encore essayé. Il aurait pu simplement rester en bas, dans la forêt, ça aurait été simple, le temps serait passé doucement à dormir le jour, festoyer la nuit. Il se jure que s’il s’en sort… Non, il ne jure rien, il se contente de se remettre en route.

Les loups sont là depuis le début. C’était d’abord des bruits dans les sous-bois. Puis, en sortant de la forêt, il s’est retourné, et à cru voir un museau gris et des yeux jaunes. Un clin d’œil, et ça avait disparu. Les hurlements ont commencé peu après. À chaque fois qu’il ralentissait ou voulait faire une pause, la meute se manifestait, comme si elle voulait le forcer à avancer. Ou plutôt se tenir au courant qu’il s’épuisait et que le repas approchait. Et c’était toute une meute, il en était sûr. Parfois, il les entendait de tous les côtés à la fois. Sauf d’en haut. Ils le suivent et ne se montrent pas. Il se demande ce qu’ils attendent pour attaquer.

Le col n’est plus très loin désormais, peut-être cent mètres plus haut. Le soleil va se coucher dans son dos, les derniers rayons étincellent sur la glace. Il fait une dernière pause, espérant profiter d’encore un peu de chaleur. Il est arrivé à temps, mais de l’autre côté, la descente sera à l’ombre. Le vent n’arrange pas ses frissons.

Les loups se sont tus. Peut-être qu’ils n’aiment pas l’altitude. Ou alors ils savent que c’est fini, qu’il a gagné. Ils l’ont forcé à toujours avancer, ne jamais ralentir, jamais s’arrêter. Peut-être qu’il n’y serait pas arrivé sans eux ?

L’air froid lui gèle les narines, la gorge, la poitrine. Il ne sent presque plus ses pieds. Alors il repart doucement, un pas après l’autre sur la glace, il n’ose même pas lever les yeux. Au premier faux mouvement, il risque de retomber en arrière. Si près du but, il ne prend aucun risque. Peu à peu, ça cesse de monter, ça redescend doucement. Il imagine un repas chaud, un bain brûlant, un lit moelleux, quelque chose pour célébrer sa victoire.

Derrière lui, même le vent lui semble être un souffle chaud. C’est comme une présence sauvage. Il se retourne, et son demi-tour est salué d’un grognement. Avec un pelage gris hésitant entre la chevelure d’un vieillard et la neige sale, et deux diamants à la place des yeux, le loup est là. Ses babines relevées semblent esquisser un sourire.

Il se met à sourire à son tour, puis à rire franchement. Il n’y peut rien, c’est nerveux. Toute cette course, arriver jusqu’ici, à la limite de la libération, pour finir entre les crocs d’une bête sauvage. Il rit encore alors que le loup charge. Les mâchoires se referment sur le bâton levé, sans briser l’élan de la bête. Il bascule en arrière, le loup avec lui, ils commencent à rouler ensemble dans la pente. Leurs poids les entraînent de plus en plus vite, les coups de crocs et de bâton sont donnés au hasard et atterrissent dans le vide. Puis un rocher plus gros que les autres les séparent. Il essaie de se relever, voit le loup se mettre sur trois pattes. Mais sa hanche lui fait mal, il tombe à nouveau dans la pente.

Un peu plus bas, la glace a cédé la place à l’herbe qui a arrêté sa chute. Il ouvre les yeux, et voit la silhouette du loup, boiteux, qui repart doucement. Il sent qu’il saigne, il entend les gouttes tomber sur la terre. La lumière baisse doucement derrière ses paupières tandis qu’il perd conscience.

Laisser un commentaire